8

Le Pèlerinage de Merlin

Merlin avait grande hâte de retrouver Viviane en la belle forêt de Brocéliande, abondante en vallons ombragés et en sources d’eau claire. Il prit congé du roi Arthur et s’en alla par la mer jusqu’en Bretagne armorique. Il ne mit pas longtemps à parvenir au lieu où se tenait Viviane. Celle-ci fut tout heureuse de le revoir, car elle l’aimait sincèrement, bien qu’elle se méfiât de lui. Elle craignait en effet que le devin n’utilisât ses sortilèges pour abuser d’elle et lui ravir son pucelage. Car Viviane était vierge et entendait bien le rester tant qu’elle n’aurait pas la certitude que Merlin l’aimait réellement. Un jour, elle lui avait dit : « Merlin, puisque tu prétends m’aimer plus que nulle femme au monde, jure-moi de ne jamais faire, par enchantement ou par autre façon, quoi que ce soit qui puisse me déplaire. » Et Merlin avait fait le serment. Mais il se sentait toujours plus amoureux et pressait Viviane de répondre à son désir. « Plus tard, répondait-elle, quand le moment sera venu. » En attendant, elle demandait à Merlin de lui enseigner toujours plus de secrets, et lui, qui savait bien où elle voulait en venir, mais qui n’osait rien faire qui pût la fâcher, les lui révélait au fur et à mesure, en prenant toutefois bien soin de limiter leur efficacité.

La jeune fille se rendait bien compte qu’il hésitait à lui transmettre certaines connaissances : aussi flatta-t-elle Merlin le plus qu’elle pouvait, lui manifestant clairement sa tendresse et lui posant des questions en apparence très innocentes. « Merlin, lui dit-elle un jour, tu connais les choses qui ont été et celles qui seront, mais elles concernent le monde. Mais qu’en est-il de toi-même ? Est-ce que tu connais ton destin ? – Dieu m’a permis de connaître ce qui est advenu et ce qui adviendra, du moins en partie, car je ne suis qu’un être imparfait soumis au destin, comme le sont tous les hommes. Et mes pouvoirs sont limités, dans le temps comme dans l’espace. Quant à mon propre destin, il m’échappera toujours, car si je le connaissais entièrement, je n’aurais plus ma liberté.

— Je comprends, dit Viviane. Je ne pourrais plus vivre si je connaissais exactement la date et l’heure de ma mort. Cependant, toi qui sais déjouer les sortilèges des autres, tu pourrais facilement échapper à ton destin. – Non, répondit tristement Merlin. Si j’étais victime d’un enchantement, je ne pourrais le lever qu’en perdant mon âme, ce que je refuserais quoi qu’il pût m’arriver. » La jeune fille comprit alors combien Merlin pouvait être vulnérable, mais elle se garda bien de commenter cet aveu, se promettant de le mettre à profit au moment opportun.

Merlin demeura plusieurs semaines auprès de Viviane. La jeune fille habitait un beau pavillon à l’écart du manoir de son père, et personne ne s’apercevait qu’elle y recevait Merlin toutes les nuits. Ils dormaient tous les deux dans le même lit ; mais Viviane, déjà fort experte en magie, avait composé un charme et l’avait placé sous l’oreiller : quand Merlin s’allongeait, il s’endormait immédiatement, et ne se réveillait que lorsque Viviane était déjà levée et qu’elle ôtait le charme. Ainsi protégeait-elle son pucelage, au grand désappointement de Merlin qui espérait toujours pouvoir la prendre toute nue dans ses bras et lui faire le jeu auquel se livrent tous les amants sincèrement épris l’un de l’autre.

Un jour qu’ils se promenaient, ils passèrent près d’un grand étang sur lequel se reflétait la cime des arbres d’alentour. Tout était paisible et calme. Merlin et Viviane s’assirent sur un rocher, au bord de l’eau. « Quel est donc le nom de cet étang ? demanda la jeune fille. – C’est le Lac de Diane », répondit Merlin. Viviane se mit à sourire : « Je suis bien heureuse de me trouver ici, dit-elle, car j’éprouve grande affection pour cette Diane qui fut la marraine de mon père et lui permit de connaître les sciences d’autrefois. Et je me plais à imaginer, chaque fois que je cours dans ces bois, que mes pas me conduisent exactement aux lieux que fréquentait la belle Diane. – Il me semble, dit Merlin, que tu te fais certaines illusions sur Diane. Tu la vois gracieuse, son arc sur l’épaule, suivie par une biche ! Tu ne sais donc pas que Diane était une femme cruelle, qui n’hésitait pas à tuer ceux dont elle voulait se débarrasser ? – Comment cela ? demanda Viviane. – Suis-moi, je vais te montrer quelque chose. »

Il l’entraîna le long du lac jusqu’à un petit promontoire et, là, Viviane vit une tombe de marbre. S’approchant plus près, elle s’aperçut qu’il y avait une inscription en lettres d’or sur la tombe, et elle put lire : « Ci-gît Faunus, l’amant de Diane. Elle l’aima de grand amour et le fit mourir vilainement. Telle fut la récompense qu’il eut de l’avoir loyalement servie. » Viviane se retourna vers Merlin : « Diane a fait mourir son amant ? Comment cela ? Je voudrais bien le savoir. – Je vais te raconter toute l’histoire », dit Merlin.

« Diane régnait au temps de Virgile, bien avant que Jésus-Christ ne descendît sur terre pour sauver les hommes. Son occupation favorite était la chasse, et, dans ce but, elle parcourait toutes les forêts de la Gaule et de la Bretagne. Mais elle se plut tellement dans ces bois qu’elle décida d’y résider, se faisant construire une magnifique demeure au bord de ce lac. Le jour, elle chassait à travers les bois, et le soir, elle revenait près du lac. Elle vécut ainsi sans autre occupation que la chasse, et ce, jusqu’au jour où le fils d’un roi qui tenait tout ce pays en sa possession la vit et en tomba amoureux, tant pour sa beauté que pour son habileté de chasseresse. Elle avait en effet une telle résistance, elle était si agile et si rapide qu’aucun homme n’aurait pu rivaliser d’endurance avec elle. Le jeune homme, qui n’était pas encore chevalier, était très beau et doué d’une intelligence très fine. Il la pria tant d’amour qu’elle finit par lui céder, à la condition expresse qu’il ne retournerait plus jamais chez son père et qu’il ne vivrait plus qu’avec elle. Le jeune homme, qui se nommait Faunus, était tellement épris de Diane qu’il accepta cette condition, renonçant au monde, à son père, à ses amis et aux compagnons de toutes sortes. Il passa ainsi deux années dans le plus complet bonheur.

« Mais, un jour, Diane, qui était partie chasser seule, selon son habitude, rencontra un chevalier nommé Félix, et elle en fut tout de suite très amoureuse. Ce Félix était d’une famille humble et pauvre, et c’était grâce à son sens de l’honneur et à sa bravoure qu’il était devenu chevalier. Il savait bien que Faunus était l’amant de Diane, et que, si le jeune homme le surprenait, il s’en prendrait à lui et le ferait tuer. Il dit à Diane : « Est-ce que tu m’aimes vraiment ? – Certes, répondit-elle, et comme je n’ai jamais encore aimé un homme ! – Pourtant, reprit le chevalier Félix, je crois qu’il ne peut rien résulter de bon pour moi dans tout cela. En admettant que je t’aime, je n’aurai jamais le courage de venir auprès de toi, car si Faunus l’apprenait, je sais bien qu’il me ferait mettre à mort, moi et peut-être ma famille. – Ne te soucie pas de cela et ne renonce pas pour autant à venir près de moi. – Je n’en ferai rien, s’obstina Félix. À moins que tu ne te sépares de Faunus, je ne viendrai jamais vivre auprès de toi. – Mais c’est impossible ! s’écria Diane. Tant qu’il sera en bonne santé, je ne pourrai pas me débarrasser de lui. Il m’aime tellement qu’il ne consentira jamais à me quitter. – Pourtant, il le faut, car je n’accepterai jamais de te partager avec lui. »

« Diane était agitée d’une si grande passion pour Félix qu’elle aurait donné sa vie pour pouvoir coucher avec Félix, ne fût-ce qu’une seule fois. Après avoir beaucoup réfléchi, elle résolut de faire mourir Faunus en l’empoisonnant ou de toute autre façon qui se présenterait. Or, la tombe que tu vois là existait déjà en ce temps-là. Elle était toujours pleine d’eau et recouverte d’une dalle. Un enchanteur diabolique du nom de Démophon, qui vivait à cette époque dans le pays, avait donné à cette eau le pouvoir de guérir tous les blessés qui s’y plongeaient, mais c’était là un pouvoir d’origine satanique.

« Un soir, Faunus revint de la chasse gravement blessé par une bête sauvage qu’il avait poursuivie. Dès qu’elle l’apprit, Diane, qui ne méditait que malheurs et tourments, fit aussitôt vider l’eau de la tombe pour qu’il ne pût s’y plonger et guérir sa plaie. Et lorsqu’il arriva près de la tombe et vit que l’eau guérisseuse avait disparu, il fut très effrayé et dit à Diane : « Hélas ! que vais-je devenir ? Ma blessure est très profonde ! – Qu’à cela ne tienne ! répondit Diane. Nous allons faire tout ce qu’il faut pour te soigner. Déshabille-toi et va t’étendre dans la tombe. Nous placerons la dalle par-dessus et nous jetterons des herbes par la fente qui y est aménagée, des herbes d’une vertu si puissante que tu seras guéri dès que la chaleur aura fait effet sur toi ! »

« Faunus, qui n’imaginait pas un seul instant qu’elle pût chercher à le tromper, se hâta de lui obéir. Il se mit tout nu dans la tombe et on le recouvrit aussitôt de la dalle Cette dalle était si lourde qu’il fallait se mettre à plusieurs pour la soulever et, en aucun cas, Faunus n’aurait été capable de la déplacer pour se sortir de là. Ensuite, Diane, bien disposée à le faire mourir, coula dans la tombe une grande quantité de plomb fondu qu’elle avait préparé. Faunus mourut aussitôt, atrocement brûlé jusqu’aux entrailles. Cela fait, Diane revint près de Félix : « Rien ne s’oppose plus à notre amour, et jamais Faunus ne viendra t’inquiéter, car il est mort ! » Félix fut bien surpris de cette nouvelle, et comme Diane le prenait dans ses bras, toute brûlante de désir, il dit : « Comment se fait-il que ce jeune homme si robuste soit mort si vite ? – Ne t’inquiète pas, s’écria Diane, et ne pensons qu’à nous aimer sans retenue ! » Mais Félix la repoussa : « Je veux savoir, dit-il, comment est mort Faunus. »

« Elle comprit bien qu’elle n’obtiendrait rien de Félix si elle ne racontait ce qui était arrivé. Elle lui révéla donc comment elle s’était débarrassée de Faunus. « Le monde entier devrait te haïr pour cette action déplorable ! s’écria Félix au comble de la fureur. Et personne ne devrait avoir l’audace de t’aimer après une telle trahison, moi encore moins que les autres ! » Et, sans ajouter un mot, il tira son épée, saisit Diane par sa chevelure et lui coupa la tête. Et c’est parce que le cadavre de Diane fut jeté dans ce lac et parce qu’elle aimait tant vivre sur ses rivages qu’il fut appelé le Lac de Diane et qu’il le sera ainsi jusqu’à la fin des temps. »

Ainsi parla Merlin. La jeune fille demeurait toute rêveuse, et Merlin se demandait si elle n’était pas capable d’une telle trahison à son encontre. « Dis-moi, Merlin, demanda-t-elle, qu’est devenu le manoir que Diane avait fait construire sur ses bords ? – Quand il apprit que Faunus était mort dans de telles conditions, répondit Merlin, son père fit démolir tout ce qui rappelait le souvenir de Diane. – Il eut grand tort, dit la jeune fille, car cet endroit est charmant. Je jure que je ne quitterai plus cet endroit qui a pour moi tant d’attrait, avant d’y avoir fait construire une demeure plus belle et plus somptueuse encore que celle de Diane, et j’y passerai le reste de mes jours. Merlin, tu m’as promis de ne jamais me contrarier dans mes désirs : je t’en prie, utilise tes pouvoirs pour me construire un palais si beau qu’on n’en verra jamais de semblable et qui soit si solide qu’il puisse durer jusqu’à la fin des temps ! – Tu le veux vraiment ? demanda Merlin. – C’est mon plus cher désir », répondit Viviane.

Merlin se mit à marcher le long du rivage. De temps à autre, il se baissait, ramassait un galet, le tournait dans ses mains, l’examinait soigneusement, puis le rejetait sans prononcer une seule parole. À la fin, il en garda un plus longtemps, le soupesa avec attention, puis il demanda à Viviane de le prendre dans sa main droite et de ne jamais le lâcher quoi qu’il pût arriver.

Puis il s’éloigna du lac, gagna l’orée du bois, examina les arbres les uns après les autres. Il s’arrêta devant un jeune sorbier, sortit son couteau de sa poche et en coupa un rameau qui semblait encore très souple. Il revint alors vers le lac en élaguant la branche qu’il venait de cueillir, avant de l’écorcer soigneusement. Cela fait, il demanda à Viviane de bien regarder ce qu’il faisait et se mit, avec son couteau, à tracer des signes sur le bois. Quand il eut terminé, il prit la baguette de sa main gauche, la dirigeant droit devant lui et, de sa main droite, il saisit la main gauche de Viviane. « Quoi qu’il arrive, quoi que tu puisses voir ou entendre, dit-il, ne lâche jamais ma main. »

Il l’entraîna alors vers le lac. « Ne crains rien et continue d’avancer au même rythme que moi », dit-il encore. Et, résolument, entraînant Viviane avec lui, il continua de marcher, quittant le rivage de terre et pénétrant dans les eaux du lac. Mais Viviane s’étonnait de ne sentir ni froid ni humidité. Ils s’enfonçaient tous les deux lentement dans les profondeurs du lac comme s’ils étaient en train de franchir la barrière indécise d’un rideau de brouillard. Leurs têtes disparurent bientôt sous la surface des eaux et d’étranges lumières se mirent à briller de toutes parts comme les rayons du soleil à travers une muraille de cristal. Puis, peu à peu, Viviane aperçut un pont de verre qui reliait les deux bords d’un fossé dont on ne distinguait pas le fond, tant il était obscur. Et, de l’autre côté, une porte était encastrée dans de hauts murs comparables à ceux d’une forteresse, mais qui offraient la particularité d’être d’une matière brillante et translucide. Ils passèrent le pont et la porte s’ouvrit devant eux : ils se trouvèrent alors dans une forteresse, avec ses rues, ses cours, ses bâtiments, avec aussi un verger rempli d’arbres couverts de fruits et de massifs de fleurs qui répandaient une odeur des plus suaves. Ils parcoururent les rues, pénétrèrent dans des logis qui, tous, étaient meublés de façon superbe, avec de magnifiques tapisseries et de larges fenêtres par où se déversait cette lumière fabuleuse qui impressionnait tant Viviane. « C’est beau ! murmura-t-elle, qu’est-ce que c’est ? » Merlin se mit à rire et dit : « Fille, voici ton manoir. Je souhaite que tu en fasses bon usage. »

Viviane ne trouva pas un mot à ajouter. Ils refirent le chemin en sens inverse, repassèrent le pont et sortirent du lac de la même façon qu’ils y étaient entrés. Leurs vêtements étaient secs et quand, ayant atteint la terre ferme, Viviane se retourna, elle ne vit que la surface des eaux, immobile, qu’aucun souffle de vent ne faisait frémir. Merlin s’amusait prodigieusement de son ébahissement. Il lui dit : « Ce manoir durera jusqu’à la fin des temps, mais personne en dehors de toi ne pourra le voir : il restera toujours caché sous les eaux de ce lac. Et aucun homme, aucune femme ne pourra y pénétrer à moins que tu ne le conduises, comme je l’ai fait, en tenant une baguette de sorbier sur laquelle seront gravés les signes que je t’ai montrés. Quant au galet que tu tenais dans ta main, il signifiait ta prise de possession du lac. »

Merlin voulut profiter de la joie manifestée par Viviane pour la prier de nouveau de répondre à son désir amoureux. Mais la jeune fille lui dit : « Ce n’est certes pas le jour, car je n’aurais de pensées que pour les belles choses que je viens de contempler, à tel point que je serais capable de t’oublier. J’aimerais mieux que nous partions à cheval, avec quelques serviteurs, pour voir ce pays que je connais très mal. Et toi, pendant ce voyage, tu me raconteras l’histoire des paysages que nous traverserons. » En soupirant, Merlin lui répondit qu’il se ferait une joie de l’accompagner ainsi et de lui dévoiler ce qu’il savait des régions où le hasard les mènerait. Cependant, Merlin savait très bien que le hasard n’existe pas : il était furieux, mais n’en laissait rien paraître, tant il ressentait un violent amour pour la jeune et belle Viviane[113].

Ils partirent bientôt en compagnie de deux écuyers. Quittant la forêt de Brocéliande, ils se dirigèrent vers le nord, longeant des rivières et remontant des vallées. Ils parvinrent ainsi à une cité qui avait nom Saint-Pantaléon. Or, dans cette cité, c’était l’habitude d’organiser un grand rassemblement le jour de la fête du saint. Et c’est ce jour-là qu’y arrivèrent Viviane et Merlin. Ils y rencontrèrent les dames et les jeunes filles les plus nobles et les plus belles qui vivaient en ce temps-là dans le pays. Toutes étaient magnifiquement vêtues. Toutes avaient mis leurs soins les plus méticuleux à s’habiller et à se parer. C’était ce jour-là qu’avaient lieu les jugements d’amour et de galanteries. Des bardes et des chanteurs racontaient les beaux exploits des chevaliers et les belles histoires d’amour dont ils avaient pu être les témoins, et, à la fin de la journée, une assemblée de dames jugeait quel était le plus beau chant entendu durant la journée. On fêtait celui ou celle qui en était l’auteur ; on répétait le chant et on le faisait connaître partout dans le pays.

Cette fois-là, huit dames s’étaient assises à l’écart et délibéraient pour porter leur jugement. Elles étaient de grande expérience et de grand savoir-vivre, pleines de noblesse de cœur, d’une grande délicatesse et hautement estimées. Elles constituaient vraiment la fine fleur de la Bretagne armorique.

Après de nombreuses discussions, l’une d’elles parla ainsi : « Conseillez-moi, mes amies, au sujet d’un fait dont je m’étonne beaucoup. J’entends bien souvent des chevaliers parler de tournois, de joutes, d’aventures guerrières et amoureuses, de prières et de supplications adressées à leurs amies. Cela, c’est très commun. Mais on ne parle aucunement de celui au nom de qui sont accomplies ces grandes actions dont les chevaliers se vantent. Je pose donc la question : grâce à qui les chevaliers sont-ils si hardis ? Pour quelle raison aiment-ils les tournois ? Pourquoi les jeunes gens se parent-ils ? Pourquoi portent-ils des vêtements neufs ? Pour qui font-ils don de leurs joyaux et de leurs anneaux ? Pour l’amour de qui sont-ils nobles et d’un cœur généreux ? Qu’est-ce qui les pousse à éviter les mauvaises actions ? Dans quel but aiment-ils les étreintes, les baisers et les mots d’amour ? »

Les autres dames se taisaient, se demandant bien où voulait en venir leur compagne. Celle-ci reprit : « Je prétends qu’une seule et même chose pousse les chevaliers et les jeunes gens. On aura beau avoir fait sa cour, avoir fait de beaux discours et de belles prières, c’est toujours à cette même chose qu’on en revient ! Croyez-moi : la seule chose qui pousse les hommes à devenir meilleurs, à devenir braves et à accomplir de beaux exploits, c’est le con[114] ! Sur ma foi, je vous le garantis : pour une femme, la plus belle fût-elle, qui aurait perdu son con, il n’y aurait ni mari, ni amant, ni galant ! Et puisque c’est pour l’amour du con que sont accomplies tant de belles prouesses, composons notre lai en l’honneur du con ! »

Les sept autres dames lui dirent qu’elle avait fort bien parlé et qu’elles se trouvaient parfaitement d’accord avec elle. On entreprit donc aussitôt la composition du lai : chacune contribua à composer la musique et les paroles, et lorsqu’il fut achevé, il fut chanté devant toute l’assistance, à la grande satisfaction de tous. Et l’on déclara que ce lai serait conservé précieusement par les clercs et qu’on le chanterait partout dans le pays[115].

Viviane avait écouté avec beaucoup d’amusement le lai qui venait d’être ainsi chanté. Elle dit à Merlin : « Ne penses-tu pas que ces femmes ont eu raison ? Je pense que si tu t’intéresses tant à moi, si tu me révèles tant de secrets à propos de ta magie, si tu m’as construit ce manoir au fond du lac, c’est pour cette chose bien précise. J’ai l’impression que si je n’avais pas de con, tu ne serais pas à côté de moi en ce moment ! » Merlin était profondément irrité. Lui, qui savait qu’il était le fils d’un diable, il n’était pas loin de penser que femme est plus rusée que le diable. Mais il se garda bien de répondre à Viviane : au fond, il était heureux de se trouver avec elle, et il en aurait supporté bien davantage plutôt que de la perdre.

Quand la fête fut terminée, ils reprirent leur chemin le long de la mer. Alors qu’ils faisaient halte dans une petite crique bien abritée, Merlin se leva brusquement et parut très agité. « Qu’as-tu donc ? » lui demanda Viviane. Merlin marmonna quelques paroles inintelligibles, se mit à marcher de long en large. À la fin, il dit : « J’ai eu une vision, comme il m’en arrive parfois. Cela vient d’un seul coup et je ne peux rien contrôler de ce que je ressens. – Est-ce à notre sujet ? demanda Viviane, assez inquiète, car elle craignait que son ami ne devinât certaines de ses intentions. – Non, répondit Merlin, et cela ne concerne même pas le temps présent. Ah, jeune fille, si tu as quelque affection pour le roi Arthur, fais bien attention à ce que je vais te dire. Cela se passera quand je ne serai plus là, mais il se tramera un odieux complot contre lui. Sa sœur Morgane lui dérobera Excalibur, sa belle et bonne épée, son épée de souveraineté grâce à laquelle il est invincible, et elle la remplacera par une autre. Et ce sera par jalousie, pour mettre son frère en difficulté. Et cela sera terrible, car Arthur devra combattre contre un adversaire redoutable sans même savoir que l’épée lui a été dérobée. Viviane, souviens-toi de ma vision, car tu seras la seule à pouvoir aider le roi en cette circonstance ! – Je m’en souviendrai, Merlin, dit Viviane, et je te donne ma parole que je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour aider le roi Arthur ! »

Merlin parut calmé. Il alla vers son cheval. « Il nous faut maintenant aller dans les domaines du roi Ban de Bénoïc. – Mais, dit l’un des écuyers, si nous voulons aller jusqu’à Bénoïc, il nous faut passer par la Forêt Périlleuse ! – C’est vrai, répondit Merlin, mais c’est le plus court chemin. » Ils se mirent donc en selle et se dirigèrent vers le pays de Bénoïc ; et ils chevauchèrent toute la journée sans rencontrer âme qui vive, dans une région qui paraissait avoir été désertée. Ils passèrent la nuit à la belle étoile et, le lendemain, après avoir fait route une grande partie de la matinée, ils entrèrent dans une vaste plaine où ne poussaient en tout et pour tout que deux ormes d’une taille extraordinaire.

Les deux ormes étaient au milieu du chemin et, entre eux, se dressait une croix. Tout autour, il y avait bien une centaine de tombes, ou plus encore, et à côté de la croix, on pouvait voir deux trônes magnifiques, dignes d’un empereur, et protégés de la pluie par deux arcades d’ivoire. Sur chacun d’eux était assis un homme qui tenait une harpe et qui en jouait quand il lui plaisait. En outre, il y avait là bien d’autres instruments, à croire que ces deux hommes n’avaient nulle autre occupation.

Merlin dit à ses compagnons : « Savez-vous ce que font ces hommes ? Je vais vous le dire, mais préparez-vous à entendre la chose la plus fantastique que vous ayez jamais entendue. Apprenez que le son de ces harpes a un tel pouvoir que personne, sauf ces deux hommes que vous voyez, ne peut l’entendre sans être sous le coup d’un sortilège. Ceux qui en sont les victimes perdent l’usage de leurs membres, ils s’écroulent sur le sol et y restent dans cet état aussi longtemps qu’il plaît aux harpistes. Cet enchantement a déjà causé bien des drames. En effet, quand un quelconque voyageur passe ici en compagnie de son amie ou de sa femme, si cette femme est belle, les enchanteurs couchent avec elle devant son compagnon, puis ils le tuent, quel qu’il soit, afin de s’assurer de son silence. Voici bien longtemps qu’ils se conduisent de cette façon. Ils ont tué de nombreux hommes de bien et déshonoré autant de belles et vertueuses jeunes filles. Mais si j’ai jamais eu quelque connaissance de magie, plus personne, à partir de maintenant, ne sera victime de leur cruauté. »

Il se boucha les oreilles de son mieux pour ne pas entendre le son des harpes, faisant comme ce serpent qui vit en Égypte, l’aspic, qui bouche une de ses oreilles avec sa queue et enterre l’autre pour ne pas entendre les conjurations de l’enchanteur. Il s’approcha ainsi des deux harpistes, car il redoutait leurs sortilèges, mais il réussit à ne rien entendre des sons maudits. Il n’en fut pas de même pour ses compagnons : aucun d’eux ne put rester en selle ; ils tombèrent sur le sol comme morts et demeurèrent évanouis.

Lorsque Merlin vit son amie dans un tel état, il en fut profondément irrité. « Ah, Viviane ! s’écria-t-il, je vais si bien te venger qu’il en sera parlé bien longtemps ! Grâce à toi, tous ceux qui passeront désormais par ici y gagneront d’être complètement guéris s’ils ont été victimes de quelque enchantement, dès qu’ils toucheront l’un de ces deux arbres ! » Merlin fit alors les conjurations qui s’imposaient et s’approcha rapidement des enchanteurs. Ceux-ci se trouvaient déjà dans un tel état lorsqu’il arriva auprès d’eux qu’ils avaient perdu la conscience et la mémoire, ainsi que l’usage de leurs membres. Un enfant, s’il en avait eu la force, aurait pu les tuer sans qu’ils réagissent, et ils ne pouvaient rien faire d’autre que rester assis à regarder Merlin. Quant à leurs harpes, elles étaient déjà tombées à terre.

« Créatures maudites et infâmes ! s’écria Merlin en les voyant ainsi réduits à l’impuissance, voilà longtemps qu’on aurait dû vous traiter ainsi[116]. Cela aurait été pure charité, car vous avez causé trop de souffrances et commis trop de crimes depuis que vous êtes arrivés ici ! Mais ce jour verra la fin de vos iniquités et de vos perfidies ! » Il revint alors vers la jeune fille et ses compagnons et, grâce à ses enchantements, il les réveilla et leur redonna force et vigueur.

« Qu’avez-vous ressenti ? » leur demanda-t-il. L’un des écuyers répondit : « Seigneur, nous avons enduré les pires souffrances, les pires angoisses qu’on puisse imaginer. Nous avons vu en effet distinctement les princes et les serviteurs de l’Enfer qui nous ont ligotés si étroitement que nous ne pouvions rien faire et pensions mourir, corps et âmes ! – Reprenez courage à présent, reprit Merlin. Quand ces deux-là me seront passés par les mains, ils ne pourront plus tourmenter les chrétiens. »

Il leur demanda de creuser une fosse à côté de chaque arbre. Il prit ensuite les enchanteurs, toujours assis sur leurs trônes, et il les déposa l’un après l’autre dans chacune des fosses. Cela fait, il alluma rapidement une grande quantité de soufre et l’y jeta. Les enchanteurs moururent presque aussitôt, asphyxiés tout à la fois par la chaleur de la flamme et la puanteur qui s’en dégageait. « Que pensez-vous de cette vengeance ? demanda-t-il à ses compagnons. Est-elle juste par rapport à leurs crimes ? – Certainement, répondirent-ils, et tous ceux qui en entendront parler ne pourront que t’en remercier et te bénir, Merlin, car c’est un très grand bienfait d’avoir ainsi débarrassé ce chemin de ces deux créatures du Diable. Ils auraient commis encore bien d’autres crimes, s’ils avaient vécu !

— Pourtant, dit Merlin, je ne serai pleinement satisfait de ma vengeance que si elle peut être connue de ceux qui vivront longtemps après moi. » Il prit alors lui-même trois dalles sur les tombes de ceux que les enchanteurs avaient tués et les déposa sur les fosses de manière à laisser bien visible le feu qui brûlait à l’intérieur. « Croyez-vous, demanda-t-il à la jeune fille et à ses compagnons, que ce feu puisse brûler longtemps ? – Nous n’en savons rien, répondirent-ils, mais dis-le-nous, nous t’en prions. – Eh bien, voici : je veux que ce prodige soit connu de vous comme de vos descendants. Ce feu brûlera sans jamais s’éteindre tant que régnera le roi Arthur, et son règne sera très long. Mais ce feu s’éteindra le jour même où le roi quittera ce monde. Et voici plus extraordinaire encore : les corps des enchanteurs se conserveront tels qu’ils sont aujourd’hui, sans brûler ni pourrir[117], tant que le roi Arthur vivra, et les trônes eux-mêmes ne pourront ni brûler ni se détériorer jusqu’à la mort du roi. Cela, je le fais pour que tous ceux qui vivront après moi puissent témoigner, lorsqu’ils verront ce prodige, que j’ai été le plus grand de tous les enchanteurs qu’a connus le royaume de Bretagne. Sans doute, si je pensais vivre encore longtemps, je n’aurais rien fait de tout cela, car j’aurais eu d’autres occasions de montrer ma science. Mais je sais que ma fin se rapproche, et je veux laisser après moi le plus de témoignages possible. »

Ayant franchi sans encombre le reste de la Forêt Périlleuse, Viviane, Merlin et leur escorte parvinrent bientôt dans le royaume du roi Ban de Bénoïc. Ils s’arrêtèrent, pour la nuit, à la forteresse de Trèbe que le roi Ban avait fait construire pour se défendre contre les attaques de son voisin, Claudas de la Terre Déserte, ainsi que de certains de ses vassaux toujours prêts à se révolter contre lui. Quand ils furent reçus dans la forteresse de Trèbe, le roi Ban ne s’y trouvait pas, car il était parti guerroyer contre les troupes de Claudas, mais ils furent reçus par sa femme, la reine Hélène, qui connaissait très bien Merlin. C’était la plus belle et la plus vertueuse de toutes les femmes de la Bretagne armorique en ce temps-là, et chacun s’accordait à vanter ses mérites. De son mari, elle n’avait eu qu’un seul enfant, un garçon auquel on avait donné le nom de Galaad : il n’avait que quelques mois, mais c’était déjà la plus belle et la plus douce créature du monde[118]. Après le dîner qu’elle avait fait servir à ses hôtes, la reine Hélène fit amener son fils pour le leur présenter.

Viviane prit l’enfant dans ses bras avec une joie évidente : « Ce bel enfant, dit-elle, s’il vit jusqu’à vingt ans, sera le plus aimable de tous les hommes et le bourreau de tous les cœurs de femme ! » Et tandis que tout le monde riait, Viviane berçait tendrement l’enfant sur son sein. Merlin s’approcha d’elle et lui murmura à l’oreille : « Quelque chose me dit que cet enfant vivra bien plus que vingt ans et que tu seras responsable de bien des choses à son propos ! » Viviane fut très intriguée par les paroles de Merlin, mais elle n’osa cependant pas lui demander ce qu’il avait voulu dire. Et la soirée se passa le mieux du monde. Quand on ramena l’enfant dans la chambre des nourrices, la reine Hélène dit à Merlin : « Nous aurions bien besoin que mon fils fût plus âgé, car de lourdes menaces pèsent sur notre royaume. – Ne t’inquiète pas, reine, répondit Merlin, car si tu dois souffrir et te lamenter un certain temps, il arrivera un jour où tu pourras te montrer fière d’avoir mis au monde un enfant tel que lui. Mais je te le dis, reine, quels que soient les chagrins qui t’attendent, quelles que soient les grandes souffrances que tu subiras, tu vivras assez pour connaître la puissance et la gloire de ton fils. » La reine Hélène aurait bien voulu en savoir davantage, mais Merlin avait disparu, la laissant avec ses interrogations.

Viviane, Merlin et leurs compagnons demeurèrent quelques jours dans la forteresse. Merlin, quand il voyait Viviane s’occuper avec beaucoup de tendresse du jeune fils du roi Ban, ne pouvait s’empêcher de rire. Et, chaque fois, Viviane lui demandait pourquoi il riait. Mais il ne répondait pas, ce qui agaçait grandement la jeune fille. Et quand on lui apprit que la fille d’Agravadain avait mis au monde un fils qu’on avait appelé Hector des Mares, il murmura simplement à l’oreille de Viviane : « J’ai bien l’impression que tu seras pour quelque chose dans la gloire qui attend ce garçon. » Et jusqu’à la fin de leur séjour à Trèbe, il ne prononça plus une seule parole.

Ils repartirent après avoir pris congé de leur hôtesse. Lorsqu’ils parvinrent à proximité du Lac de Diane, Merlin dit à Viviane : « Maintenant, il faut que je parte. » Viviane manifesta son désappointement. « Merlin, Merlin ! lui dit-elle. Que faut-il donc faire pour que tu vives toujours avec moi ? » Il ne répondit rien, mais l’emmena sur le bord du lac. « N’oublie pas, Viviane, que tu possèdes maintenant un manoir dont nous sommes les seuls à connaître l’existence. Tu es maintenant la Dame du Lac. » Viviane se mit à rêver. « Merlin ! Merlin ! Je sais bien ce que tu veux ! Livre-moi encore un de tes secrets et je me donne à toi entièrement, je te le jure. – Quel secret ? demanda Merlin. – Je voudrais pouvoir, dit Viviane, édifier près d’ici une tour invisible, faite d’air, et où ceux qui y entreraient ne pourraient plus en sortir tant que le monde sera monde. »

Merlin se mit à rire et dit : « Tu as de la suite dans les idées. » Puis son visage prit une grande expression de tristesse. « La prochaine fois que je viendrai, je te dévoilerai ce secret. » Puis, sans ajouter un mot, Merlin s’en alla sur le sentier à travers la forêt[119].